Exposition passée 20.03.20 – 31.10.2020
« Zao Wou-Ki : Friendship & Reconciliation » à la Villepin Gallery à Hong Kong
Présentation de l’exposition à la Villepin Gallery
Zao Wou-Ki : Friendship & Reconciliation,
texte de Dominique de Villepin issu du catalogue de l’exposition
Souvent Zao Wou-Ki est présenté comme le peintre de la médiation entre l’Orient et l’Occident, deux arts, deux créations qui se sont le plus souvent tournés le dos au long du XXe siècle. D’un côté, un regard braqué vers l’intérieur et vers le passé, soucieux de perfection dans l’imitation des maîtres ; de l’autre, un regard dirigé vers l’avant, un ailleurs de la création pour défricher l’avenir, bousculant les formules et les codes, déconstruisant les formes apprises.
Et c’est vrai, qu’en embarquant pour la France en 1948, Zao Wou-Ki est non seulement porté par l’appétit d’un nouvel apprentissage européen, dans la tradition de nombre de ses aînés, mais surtout désireux de rompre avec cet académisme stérile qui domine encore à cette époque en Chine. Choisir Paris, pour Zao Wou-Ki qui ne parle pas un mot de français, c’est choisir la patrie de l’art, c’est décider de ne parler désormais qu’une langue, universelle, celle de l’art. Il pressent là-bas, à travers revues, livres, cartes postales, un autre monde bouillonnant derrière les figures tutélaires qui le fascinent déjà : Cézanne, Matisse ou Picasso. Sa visite au Musée du Louvre, dès le jour de son arrivée à Paris, témoigne de sa soif de découvrir et d’apprendre, comme le désir de suivre les cours de l’Académie de la Grande Chaumière, sous l’égide d’Othon Friesz. Surtout il se jette avec enthousiasme dans cette capitale, bouillon de culture où se pressent de jeunes artistes venus de toute part : Nicolas de Staël, Hans Hartung, Norman Bluhm, Jean-Paul Riopelle ou encore Pierre Soulages.
Mais il y a un mystère du passage. Depuis de nombreuses années d’échanges avec Zao Wou-Ki, de travail sur son œuvre, d’admiration de ses peintures, je ne suis jamais parvenu à percer ce secret de la traversée qu’entreprit le peintre. Traversée des apparences, traversée des traditions, traversée de la vie. Zao Wou-Ki, débarquant en Europe, ne part pas d’une toile blanche. Son esprit est un véritable champ de forces souvent antagonistes, voire contradictoires qui s’affrontent. L’héritage de l’enfance et de la Chine ancienne, tout d’abord : avec une fascination pour la figure du grand-père qui lui apprend à lire et à écrire, associant chaque signe et son image. Il entre, par cet exercice quotidien de la calligraphie, dans une découverte, vision et compréhension du monde. Par cette première médiation, il fait le lien entre la sphère visible et invisible. Fascination encore, lors de la cérémonie annuelle de présentation des peintures où les rouleaux des maîtres anciens constituant le trésor familial étaient exposés, à l’instar de Mi Fu (1051-1107) ou de Zhao Mengfu (1254-1322). Il ressentait puissamment, au déroulé, l’émotion devant la soie qui, par fragments successifs, se dévoile, et puis la révélation de l’œuvre tout entière libérée de sa précieuse gangue de soie. Il y a là des éclairs qui durent et frappent l’imagination du jeune enfant.
Au-delà du jeu des images et de ces premiers éblouissements, on ne saurait trop insister sur le choc d’une rencontre, d’un lieu primordial, fondateur, le lac de l’ouest de Hangzhou. C’est dans cette ville que Zao Wou-Ki commence, en 1935, ses études à l’école des Beaux-Arts, et ces paysages du bord du lac s’affirmeront comme ceux d’une scène primitive, édénique, de là où tout part et tout revient, où l’homme, la femme, les animaux sauvages bercés par la nature, goûtent des jours heureux. Mais cet Eden n’est pas rêvé, il est bien la douce réalité des bords du lac où la vie n’est pas encore séparée de la poésie. Ici la terre première n’est donc pas « la rugueuse réalité » qu’il faut étreindre, mais un ordre enchanteur qui lui tend les bras, un ordre léger, mobile, liquide même.
On en trouve l’empreinte forte dans Sans titre (Juillet 1948). Tout le tableau baigne dans une atmosphère vibrante, du jaune clair à l’orange profond, laissant éclore, au premier plan, un bal de longues tiges fleuries surplombées d’oiseaux dansant et chantant. A la même époque dans Sans titre (Sacré-Cœur), 1948, une même poésie grave cette fois, éclate. Au loin s’érige la voûte sombre de la Basilique tandis que devant nous se dressent de grands arbres nus auréolés de blancs bleutés et de gris perle sur fond d’un large ciel d’hiver rougeoyant à l’heure du couchant.
D’inspiration profondément chinoise, d’aspiration absolument moderne, Zao Wou-Ki fait dès son entrée à l’Ecole des Beaux-Arts de Hangzhou un choix qui commandera sa vie. Plutôt que de copier les œuvres anciennes, dans le cursus chinois de l’Ecole, où tout est figé dans la copie des œuvres du passé, l’application de codes et règles apprises, la répétition à l’infini des gestes avec minutie et respect, notre apprenti-artiste décide de suivre l’enseignement « à l’occidentale » faisant entrer l’effort de la modernité pour capter l’air et la lumière, associant nature, réalité, modernité, dans le sillage de Cézanne ou de Matisse. C’est bien cette peinture-là qui l’habite et à laquelle il veut se destiner.
Passer d’une rive à l’autre, de l’Orient à l’Occident, ce n’est pas renaître tout différent. Et là, sans doute, est la chance de Zao Wou-Ki, là sans doute le mystère de ce passage, dans un esprit de réconciliation qui lui permettait de prendre et de donner du même souffle. C’est pourquoi nous avons voulu, pour l’ouverture de cette Galerie, nous mettre sous le signe de l’amitié. Arrivant à Paris et baignant dans la création au lendemain de la guerre, il ne se laisse rien imposer. Il reprend le fil du travail qu’il a engagé en Chine tout en s’ouvrant aux réalités nouvelles. Le trait s’affine, les couleurs s’adoucissent, les formes se précisent. Notre jeune peintre Chinois ne devient pas Français pour autant. Il est inquiet, tourmenté par la perte de nombre de ses repères, mais il ne renie rien, il avance, multiplie les œuvres, remplit d’innombrables carnets au cours de ses voyages en France et à travers l’Europe. Il s’essaye à de nouvelles techniques, gravures, lithographies, additionne les rencontres, certaines décisives, avec l’œuvre de Paul Klee lors d’un déplacement en Suisse, avec Alberto Giacometti, pour lequel il éprouvera amitié et admiration, avec Henri Michaux, surtout.
Le parti-pris des métamorphoses
Faute de pouvoir retracer ici toute une vie si riche, je veux donner à sentir le chemin parcouru, pour suivre la trace des métamorphoses successives qui en sont la loi intérieure. 1948 ne marque pas un passage, soudain et définitif, d’une rive à une autre. C’est plutôt le début d’une longue métamorphose, d’une loi du changement qui ne cessera plus de s’imposer à lui. Elle le conduit, de proche en proche, d’obstacle en obstacle, à l’abstraction. Sa fidélité à lui-même s’inscrit dans cet appétit constant d’un profond changement, de remises en cause souvent douloureuses, vers une œuvre toujours plus ouverte et dépouillée.
Il se heurte très tôt à la question de la couleur. De tonalités vives ou légères, elle envahit le tableau et le structure d’émotions et de vibrations, avant même qu’il n’interroge la profondeur grâce à laquelle les plans s’animent et la perspective retrouve ses jeux. Tout au long de sa vie, Zao Wou-Ki ne cesse d’ouvrir sa palette, de chercher dans de nouvelles nuances une résonance plus juste avec la vibration de l’être. Sans doute la révélation de Matisse fut elle pour lui d’abord l’intuition que la peinture n’avait pas pour tâche de représenter mais de restituer le monde par la couleur. La toile devient l’arène de leur affrontement, de leur mise sous tension, de leur dépassement pour parvenir à la lumière. C’est dans cette transmutation qu’opère la magie si particulière des tableaux de Zao Wou-Ki qui font ressentir au spectateur la vibration des couleurs. Une quête unique relie ainsi les portraits de femmes des années quarante à cinquante aux majestueux paysages de signes oraculaires du début des années soixante. Déjà dans le portrait de 1949 de Lalan, sous l’influence de Matisse, le motif à fleur noire de la robe bleue s’émancipe comme une floraison de signes, détachée du fond jaune. Une même foi dans la couleur qui l’emporte plus tard vers l’aquarelle, libre, l’âge venu, d’affronter la couleur sur le motif. Dans les années 2000, avec une incroyable liberté, il part ainsi à la poursuite des couleurs éclatantes de la Méditerranée, du Maroc, de l’Espagne ou de la Provence dans le Sud de la France. Les couleurs lui offrent une architecture sensuelle du monde, capable d’ouvrir sur les mystères de l’espace.
Zao Wou-Ki n’est pas de ceux qui tâtonnent jusqu’à trouver leur propre lumière, leur couleur fétiche qui de tableau en tableau deviendrait dès lors leur talisman. Au contraire, toute sa vie durant, il va explorer les frontières des couleurs, il va les exposer ou les voiler, les étendre ou les ramasser. Il va s’interroger sur ce qui se passe aux limites de la couleur, aux frontières du visible ou de ce que les sens peuvent supporter. C’est là qu’il découvre, dans les couleurs elles-mêmes et dans leurs interstices, les passages vers d’autres mondes, vers une réalité supérieure. La petite aquarelle Sans titre, 1950 témoigne bien de cette déclinaison de noirs, gris, verts, bleus, qui, en quelques touches, construisent une atmosphère, percent la vérité d’un paysage d’hiver.
Vient alors naturellement la question de l’espace sur un mode angoissé. Quelle place accorder au vide, si important dans la tradition chinoise, car allié au souffle ? Quand bien même, Zao Wou-Ki entend laisser derrière lui toutes les influences académiques de son pays d’origine, il y a, dans ces mouvements des pleins et des vides, une vérité première, une respiration profonde de son être, à laquelle il ne saurait renoncer, tant cette interaction est motrice au cœur de sa peinture. Elle donne vie et sens à son art et ce, quel que soit le support choisi, tout particulièrement à partir de la crise personnelle qu’il traverse autour de 1972.
En témoigne magnifiquement dans la dernière période le tableau 21.11.2002-10.12.2003, 2002-2003. A travers une vue de montagnes, en forme de radiographie qui révèle le souffle même de la nature majestueuse soulevée, dressée, dans l’immensité calme du ciel. C’est une Sainte Victoire transportée en Chine, un nouvel hommage pour continuer l’œuvre de Cézanne, pour célébrer et capter la lumière telle qu’elle cascade autour de la pesanteur de la montagne. Là où tout devrait tomber, peser, s’enraciner, nous avons le sentiment que l’air gagne, la réalité s’évapore, se dissout, se fait nuage pour laisser libre, triomphante la couleur, pour magnifier le bleu d’un ciel qu’on ne voit qu’une fois ; une peinture qui déplace les montagnes.
Zao Wou-Ki, à travers ses transformations, n’a cessé d’explorer les formats du tableau. Ses très grands formats sont restés particulièrement célèbres. Mais on ne mesure pas forcément comment ces toiles géantes n’ont été rendues possible que par la diversité des tailles et des dispositions, depuis de petites toiles, presque des miniatures, en passant par les tondo ou les formats en stèle. Il a voulu, dans un temps de révolution, bousculer aussi les convenances du tableau, de ces petites fenêtres sur le beau qui doivent pouvoir devenir aussi, quand c’est nécessaire, des déchirures à travers le voile de la réalité.
Chez Zao Wou-Ki « l’espace est silence » comme l’a rappelé récemment le grand succès de l’exposition des toiles du peintre chinois au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, en reprenant les mots d’Henri Michaux. Les toiles de Zao Wou-Ki sont comme des temples, des espaces hors du temps, découpés dans la trame du réel, des espaces consacrés où se déroulent les saisons de l’existence. Ces espaces sont aussi des refuges, pour ses spectateurs comme pour le peintre, des barrages contre la violence de la vie et de l’histoire, comme l’atelier lui-même était un refuge pour le peintre aux heures du doute et de la peur. Ce sont des territoires suspendus où nous pouvons nous rendre, sans laissez-passer, sans surveillance, sans comptes à rendre pour y jouir de la joie dépouillée de la simple humanité.
La question du temps se pose peu après. Elle n’est pas séparable du rythme, du souffle, du chant, autant d’éléments qui contribuent à la formation du sens, déterminant pour l’artiste. Car pour lui, la peinture n’est pas un jeu de hasard. Elle se doit d’être juste, parvenir à un équilibre savamment choisi, pour accéder au plus près de la vérité qui constitue son objectif ultime. Pour lui, il importe de cheminer toujours plus loin, du visible à l’invisible, sans jamais oublier ce qui fonde la quête : le beau, le juste, le vrai. Tel est ce qui justifie et donne sa signification à son combat. Il y a donc bien un chemin dont il s’efforcera de ne jamais dévier, s’enrichissant de toutes les recherches anciennes ou nouvelles. N’est-il pas l’un des rares peintres du XXe siècle à cheminer, à travers le triangle d’or de l’art des derniers siècles, de l’Ecole de Paris, à celle de New-York, tirant le fil de l’Occident, sans jamais perdre le contact avec celui de l’Orient, dans la diversité de ses approches, Corée, Japon, Chine ?
Aurait-il pu se lancer dans une telle aventure s’il n’avait pu s’appuyer sur des racines personnelles et familiales si profondes ? Au point de départ, il y a, sans nul doute, chez lui, issu d’une famille de lettrés, le sentiment d’une élection et en même temps, d’une appartenance collective à la Nation chinoise, redécouvrant au milieu du XXe siècle la force inéluctable du destin de la Chine, quand le souffle individuel se conjugue à l’élan collectif. Après avoir vivement ressenti l’abaissement et l’humiliation de son pays, il aspire comme son père, à la fierté retrouvée, au rejet des inégalités et de l’injustice dont il a pu constater les méfaits. Et puis, plus personnellement, il n’oubliera jamais la magie de ce lac de Hangzhou où il a peut-être, pour la première fois, appris à voir, à traduire avec son pinceau « ce souffle de l’air sur le calme de l’eau » qu’il poursuivra toute sa vie. Sur sa feuille, comme sur sa toile, il voudra capter ce frissonnement, mesurable seulement quand le cœur de l’être bat au même rythme, du même souffle, que celui de la nature. A cet instant, dans cette vaste entreprise de radiographie du réel, l’artiste comprend qu’il est « Vivant », en accord avec la Nature, et à ce titre, il peut éprouver, ne serait-ce que fugacement, le sentiment d’éternité.
Pour comprendre l’importance de cette méditation sur le « temps » chez Zao Wou-Ki, dans sa combinaison la plus détonante, il faut s’attarder sur ses deux composantes : d’un côté le temps qui passe, charriant toutes sortes d’images différentes, contrastées, sans jamais se départir d’une vive inquiétude et incertitude : demain est un autre jour et tout est à refaire. De l’autre, le temps qui dure, inaccessible dans son essence profonde, sa continuité, sa paix, mais que l’on peut s’efforcer de saisir par fragments, comme un avant-goût d’éternité. Sans cette sensation brièvement arrachée, comment pourrait-on avoir l’intuition de la Vérité ? Toute idée de sa quête paraîtrait même absurde. Entre les deux extrémités de ce Temps, celui qui passe et celui qui dure, se glissent notre histoire individuelle et l’Histoire avec un grand H. Pour Zao Wou-Ki, toutes deux, depuis l’enfance, prennent un sens aigu, d’autant qu’elles s’interpénètrent à travers les ravages de l’occupation japonaise, de la guerre civile ou mondiale. Face à ces déchirures sans cesses menaçantes du temps, au risque d’être broyé par les mâchoires de fer de l’Histoire, dans une époque sans concession, Zao Wou-Ki n’aura de cesse de protéger la vie, dans sa fragilité même, et de chercher, autour de lui, les protections talismaniques capables d’exorciser ce temps déchaîné, de le contenir, ne fût-ce qu’un instant.
C’est la fonction qu’il assignait sans doute aux arts et ses tableaux sont ainsi pour partie des toiles hors du monde, des utopies ou les possibles sont maintenus en vie. Dans Sans titre (Funérailles), 1949, il saisit l’âme d’un dernier voyage, d’un convoi funèbre, errant dans la grande plaine au milieu des arbres dépouillés. La peine git là, recroquevillée sur la toile, en un sanctuaire de couleurs froides. Le mystère est palpable. Le tableau nous raconte une histoire, souffle sur nos visages une brise hivernale. Le point de vue semble ouvrir notre regard, il nous voile pourtant le regard qui nous attire, celui de ce groupe ramassé, enveloppé en lui-même. Cette toile est une initiation à la peinture de Zao Wou-Ki, à sa construction d’espaces et de temps pleins de la gestation d’histoires possibles.
Les amitiés constituaient la deuxième muraille d’enceinte contre les agressions du temps. Il trouvait en elles ce point de rencontre de l’immédiateté et de la durée qui donne le sentiment que la rencontre est toujours neuve et que tout, toujours, dans l’amitié est à recommencer. Cette conscience aigüe, cette attention aux autres aussi, faisait de lui un ami hors-pair, poursuivant avec constance et fidélité des dialogues engagés sur plus d’un demi-siècle. Le troisième rempart, c’était celui du travail, du sens de la répétition, de l’effort, de l’acharnement à faire qui le poussait jour après jour, jusque dans le grand âge, à affronter le tableau et à continuer à créer, envers et contre tout. A ces conditions, la violence que produit toujours l’écart entre le temps qui passe et le temps qui dure pouvait-elle être conjurée. Il domestiquait le temps comme les forces de la nature, comme il cultivait dans son atelier parisien, chaque matin un petit morceau de jardin fragile, à l’ombre des hauts murs, symbole d’une nature à portée d’homme. Car, face à l’absurdité de l’incommensurable, du temps, des grands espaces, de l’histoire des hommes, peut-être y a-t-il comme un appel de la sagesse, à l’image du Candide de Voltaire, à rentrer en dedans de soi et à « cultiver son jardin » laissant les tempêtes du monde souffler devant la fenêtre quand on ne peut les empêcher de se produire. C’est en cela que la peinture de Zao Wou-Ki est porteuse, pour nous encore, dans un monde incertain et angoissant, d’une leçon de sagesse et d’humilité.
Ce tumulte de l’époque, ce temps brisé, haché menu d’angoisses et de souffrance, ne cherchera-t-il pas à le contrecarrer par le recours à un temps plus long, érigé en rempart face au désordre qui se répand ? Pour s’opposer à cette vague de destruction, il ira plus loin encore. Saisir l’élan, le rythme, la couleur, les formes ne lui suffiront plus. D’emblée, il privilégie un moment particulier comme fil d’Ariane de son œuvre, de l’étincelle surgie du chaos pour donner sens et forme au monde. Encore une fois, il s’affirme comme maître des passages, gardien des seuils, alchimiste entre deux temps, deux ordres, deux cultures du monde. Cette vocation n’aurait pas été possible sans une conscience aigüe de sa différence renforcée par l’apprentissage de son époque. Lui, le fils d’une longue lignée, voit le monde ancien s’écrouler sous ses yeux. Alors, certes, il s’accroche aux signes et repères appris, cryptogrammes ou idéogrammes, pour dire et comprendre le monde, mais il s’ouvre aussi à la réalité qui vient, conforté par d’autres signes et repères glanés ailleurs, à travers l’histoire de l’Art. Très tôt, il casse les moules et les codes transmis par ses maîtres pour forger ses propres outils, à travers son expérience et sa pratique personnelle. Par souci de vérité, il délaisse tous les artifices, refuse les raccourcis pour privilégier la Question, même si elle implique, il le sait bien, de douloureux face à face. Il est prêt désormais à relever le défi instruit à partir de cette expérience fondatrice : la rencontre avec le réel à Hangzhou qui, visible ou invisible, structure son regard, et l’invite à l’émerveillement du présent, à l’instant du premier jaillissement quand, le temps d’un éclair, l’informe prend forme et surgit la vie.
Le combat qu’il a choisi est rude. Et il lui faut nombre d’anges-gardiens ou intercesseurs pour avancer sur le chemin qu’il a choisi : Rembrandt, à travers visages, barques, paysages, lui permet de mieux se situer dans la gestion de l’espace ici, dans la vieille Europe et là-bas, dans sa Chine immémoriale ; Cézanne, par ses aplats de couleurs, donne vie aux paysages ; Matisse distingue la ligne au milieu des taches vives ; Picasso électrise, brise et recompose. Il approfondit ses connaissances, fortifie ses choix à l’épreuve de la toile. Mais cela ne saurait suffire à apaiser inquiétudes et tremblements. Entre lui et l’Europe, il y a encore trop d’incompréhensions, de questions sans réponses, pour qu’il puisse sans heurts, pousser plus loin son aventure dans le passage escarpé d’une civilisation à l’autre.
Comme beaucoup de ses contemporains, Zao Wou-Ki aurait pu être tenté de compromettre, éludant les difficultés en apparence insurmontables. Lui, dès son plus jeune âge, marque sa détermination, affirmant un tempérament libre et indépendant. Ainsi, il n’attend pas, comme c’est la règle, la fin de sa scolarité pour s’essayer à la peinture à l’huile. Dessins d’après plâtres ou modèles, ne lui suffisent pas, et dès la deuxième année, il prend brosses et pinceaux. Il exprimera la même indépendance de goût et d’esprit, organisant, en 1942, une exposition au Musée National d’Histoire Naturelle de Chongqing, d’artistes vivants, en rupture avec la tradition. Mais dans sa démarche audacieuse, le jeune artiste ne restera pas longtemps seul. Il pourra vite compter sur de nombreux appuis, au sein de sa famille et en dehors. Vadime Elisséeff, attaché culturel auprès de l’Ambassade de France en Chine, lui apporte un soutien notable quand il présente, en 1946, une vingtaine de ses œuvres au Musée Cernuschi et l’invite à Paris. Plus tard André Malraux joue le rôle de puissance tutélaire.
La rencontre essentielle a lieu dès 1949, quelques mois seulement après son arrivée à Paris, quand il croise la route d’Henri Michaux. Celui-ci, avant même qu’ils ne se rencontrent, avait accepté d’écrire huit poèmes pour illustrer ses premières lithographies, ce qui donnera naissance à un petit trésor de bibliophilie, Lecture par Henri Michaux de huit lithographies de Zao Wou-Ki, publié en 1950 par Robert Godet. D’emblée, les deux hommes se sont reconnus et deviendront amis. Pour Zao Wou-Ki, dont on a vu qu’il était mû par une puissante conviction personnelle, le moment est important car, pour la première fois, il se sent spontanément reconnu et distingué par une personnalité de premier plan de la scène artistique parisienne. Il y puise une confiance soutenue, plus que retrouvée, Cela le conforte et l’encourage dans sa démarche exigeante. Il saura s’en souvenir aux heures difficiles.
Parmi les puissances tutélaires, les fées qui ont, dans l’univers des formes et des signes, permis à Zao Wou-Ki de prendre son envol, il faut ajouter un peu plus tard, en 1951, la découverte de Paul Klee, lors d’une visite en Suisse. L’œuvre de ce dernier, influencé par la calligraphie et l’art chinois, l’éclaire sur son propre chemin. Se sentant souvent écartelé entre les deux versants, européen et chinois, Zao Wou-Ki entrevoit un espace où l’intérieur et l’extérieur peuvent être réconciliés, où le signe et le sens peuvent être dissociés au point de faire tomber bien des barrières entre Orient et Occident. Ne nous méprenons donc pas sur les raisons de cette intervention du signe. Bien sûr, la référence rituelle n’est pas exempte de sens, porteuse d’une respiration ancienne. Mais elle est surtout action, agrégation d’espace et d’énergie qui charpente la toile, rempart érigé contre le chaos, passage entre les mondes, extérieur et intérieur. Klee ne lui a pas fait atteindre un nouvel état de son art, il ne l’a pas initié à un nouveau langage, il a au contraire mis en mouvement la mécanique de la métamorphose permanente qui déjà, de façon souterraine, inconsciente, animait la peinture de Zao Wou-Ki. Klee l’a conduit hors du port pour affronter, pour le restant de ses jours, la navigation de haute mer.
La fraternité scelle la confiance, comme l’admiration lève les doutes. Il est prêt à s’engager plus avant dans l’étroit passage qu’il a choisi, dans cette Traversée des apparences, selon le titre qu’il a donné à l’un de ses tableaux clés de 1956. De la figuration à l’abstraction, il s’engage à son tour dans une grande révolution des formes. Et pourtant, il n’y a pas là, à proprement parler, de rupture dans ses œuvres. Il poursuit ses recherches continuant le fil de Vérité, sans pour autant se détourner du réel. S’il abandonne les formes concrètes pour franchir les portes du visible, c’est pour accéder à une autre réalité, celle de formes cachées, pétries de temps et de langues, qu’il voit pourtant quand il suit la trajectoire du signe, la vibration du souffle. A travers la lutte, encouragé par les mains amies qui se sont tendues au long de son passage, il sait qu’il peut désormais transcrire les visions et illuminations qui sont les siennes. De nombreuses toiles jalonnent ce moment de transition, cet entre-deux où un nouveau monde s’éveille, porté par le geste le plus ample et l’énergie la plus pure : Pluie de 1953 où surgit miraculeusement l’insaisissable ; Forêt verte en 1953 où le bleu émeraude le dispute au vert opaline, avec animaux et personnages gambadant au milieu d’un sous-bois ; Foule noire en 1954, qui est d’abord une forêt sombre s’élevant vers la lumière blanche. Et puis, bien sûr, Vent, toujours en 1954, qui marque une césure puisque, cette fois, l’abstraction l’emporte totalement. Plus de figures, quelques traces encore de caractères affaissés ou balayés au passage du vent. Car la réalité du souffle du vent est bien là, tangible, omniprésente, vue et transcrite par l’artiste, comme la puissance d’un souffle transmis de l’œil à la main et animant le pinceau. Encore un effort, avec l’Hommage à Chu Yun en 1955, pour célébrer le grand poète national, puis Nous deux en 1957, pour dire la souffrance de la séparation jusqu’à Vent et poussière la même année. Désormais à partir de cette date, un nouvel ordre règne sur la toile, les repères anciens volent en éclats, tout s’embrase et se disperse dans une vie nouvelle. Plus besoin de titre pour donner son unité et son identité à chaque tableau, une date suffit comme des petits cailloux blancs posés sur le chemin. Son apprentissage s’achève à l’heure où il parvient à saisir « l’espace, ses étirements et ses contorsions, et l’infinie complexité d’un bleu dans le minuscule reflet d’une feuille sur l’eau », comme il le confiera dans son Autoportrait.
Mais que de douleurs, d’hésitations et de remords pour en arriver là. Le basculement du milieu des années cinquante naît d’un profond désarroi et l’aggrave. Les repères anciens, figures vivantes ou natures mortes s’effacent pour laisser place aux signes animés, flottants, nés d’une écriture indéchiffrable qui bientôt elle-même se dissout. Les nombreux voyages des années 1951-1952 ont vraisemblablement nourri ce besoin de renouvellement, d’un changement qui s’est imposé à lui, comme une réponse à ce double héritage artistique, oriental et occidental, cohabitant douloureusement en lui. Le fil qu’il tisse entre Visible et Invisible réconcilie ces deux parties séparées de son être et l’apaise enfin. Son séjour américain en 1957, chez son frère notamment qui réside dans le New Jersey, l’encourage dans sa démarche, comme la rencontre avec de nombreux artistes avec lesquels il se lite d’amitié : Adolph Gottlieb, Philip Guston, William Baziottes, ou encore Hans Hofmann. Il est sensible à la démesure du pays comme à la spontanéité de l’élan, la vivacité du geste, ce qui rejoint son appétit pour des toiles toujours plus grandes, fidèle à son besoin vital de ne jamais s’enfermer dans un carcan. L’« expressionisme abstrait » avec ses grands formats et son maniement hors-norme des couleurs devient pour lui une nouvelle rencontre décisive, une nouvelle confirmation de ses propres métamorphoses De même en Asie, en 1958, au Japon ou à Hong-Kong, il renouvelle et rafraichit son inspiration s’abreuvant à de nouvelles sources, d’autant que sa rencontre avec May, qui deviendra sa deuxième épouse, le libère d’un poids d’angoisses et de colère.
Son chemin de vie, comme celui qu’il emprunte à travers la peinture, le conduit à se resserrer chaque jour davantage sur l’essentiel. Peindre, peindre encore, peindre toujours en guise de principe de vie, pour donner naissance à des formes indispensables capables de rendre la vie possible. Contours qui se détachent au rythme des pulsations du cœur ou de l’esprit, formes arrachées vivantes au chaos. Pour cela, elles ne sont jamais figées. Vivantes elles restent, pour l’artiste comme pour le spectateur. Mais plus que jamais, face aux épreuves et aux à coups de l’existence, Zao Wou-Ki éprouvera le besoin de réinventer l’attelage de la matière, des couleurs et des formes.
Le subtil tourbillon des noirs, des gris, des bleus, ocres et blancs, dans sa toile 03.06.70 (1970) témoigne bien de cette quête effervescente. Le tableau s’inscrit dans une période charnière, une période douloureuse dans sa vie personnelle et un moment de questionnement sur sa pratique de peintre. Nous voyons ici, dans la délicatesse du tracé comme de la teinte, une question murmurée à la peinture elle-même, un retour vers les quêtes suspendues des maîtres chinois, vers l’effacement du trait, vers l’unité enfin trouvée de la main et de la toile, à travers la couleur. Des eaux bleues, des terres sombres, à un bout et à l’autre du tableau. Des nuées grises disséminées comme des voiles, dernière frontière entre ce qui est et ce qui n’est pas. C’est le tableau de la peinture se rêvant peinture.
En 1971, gravement éprouvé par la maladie de May, il reprend le fil de sa jeunesse chinoise, en s’adonnant sur les conseils d’Henri Michaux, à de nombreux travaux à l’encre sur papier. De même, après la mort de May en 1972, il se lance quelques mois plus tard dans des toiles de grand format. Le chagrin libère le geste, ravive le goût de la vie et de la liberté, décuple le besoin et l’appétit de travail, d’autant que sa rencontre avec Françoise Marquet, qu’il épousera en 1977, lui apporte confiance et paix intérieure. Vient aussi le temps de la reconnaissance officielle et mondiale. Salué en Europe et aux Etats-Unis, il est de plus en plus sollicité en Asie et tout particulièrement en Chine où il effectuera en 1983 sa première exposition depuis son départ en 1948. Deux ans plus tard, il se rendra à Hangzhou, à l’invitation de son ancienne Ecole.
Renouvellement encore, comme à chaque tournant de la vie, quand, porté par la liberté du grand âge, pour la première fois en 2007, il travaille à l’aquarelle, sur le motif, dans les jardins de La Lanterne. Il retrouve cette joie libératoire qui, depuis les premières pochades autour du lac de Hangzhou, fait sa marque. Mais il s’y ajoute une jubilation intérieure, d’une Vérité enfin trouvée et partagée après un long chemin de travail et de souffrances.
L’émerveillement du présent
Cette exposition a un parti pris fort. Elle entend privilégier les deux extrémités de l’œuvre de Zao Wou-Ki, le début et la fin, afin de jeter un coup de projecteur sur les parties les moins étudiées de son œuvre. Le cœur de l’œuvre retient toute l’attention des collectionneurs, des experts et des livres d’histoire de l’art. Mais surtout, j’ai la conviction qu’il est difficile de comprendre l’avènement de sa peinture sans le double périple d’origine qui en est, en quelque sorte, la source et non un simple brouillon préparatoire, et celui des dernières années qui éclaire l’objectif de l’artiste, son port final, libéré enfin des fardeaux et épreuves qui ont pu l’entraver dans son avancée.
Dans les deux cas, avec plus de quarante ans d’écart, on retrouve le même principe, le même état, le même moteur, qui le pousse et le guide, « l’émerveillement ». Mais ce principe se veut plus qu’une philosophie personnelle, c’est un principe actif, une action sur le monde, au point que, tout comme le poète français Apollinaire, Zao Wou-Ki pourrait choisir comme devise « j’émerveille ». Lui, le fait au départ d’un trait, où l’homme et l’animal se mêlent à la nature harmonieusement. Car d’emblée, il veut habiter « poétiquement » le monde. Et, pour cela, il fait face au sujet dans une peinture où son regard se pose comme en une étreinte. Il faut suivre le lent mouvement du petit bouchon rouge du pêcheur filiforme posté sur la grève dans Deux Bateaux ou 10.06.50 (1950), comme il faut résister au vertige en contemplant la lointaine église, plantée en haut du précipice dans Sans titre (Italie), vers 1950.
Toute sa vie, dans un dépouillement ascétique, minimaliste, est animée d’un feu mystérieux, enchanté. Tout est à sa place et tout est porteur de sens dans ce paradis de l’enfance. Le peintre pose chaque chose dans un ordre préétabli que rien ne menace, ni l’homme qui se prélasse au soleil, paresseusement, ni l’animal sauvage qui, cerf ou loup, hurle à l’amour au milieu de la forêt. Chaque figure représentée dit l’harmonie des êtres et des choses, elles parlent entre elles et se correspondent. Dans les œuvres de la fin, le trait s’est effacé pour laisser toute la place à la couleur jaillissante. Il tire le même fil, d’un émerveillement qui le submerge et nous submerge dans un même partage. L’ordre quelque peu figé des débuts est parcouru de vents, d’émotions, de sentiments. La vie vibre, frissonne partout sur la feuille ou sur la toile, les obstacles franchis. De nombreuses aquarelles témoignent dans cette exposition de ce bonheur charnel qui éclate en touches bondissantes sur le papier : Sans titre (Gaudigny), 2007, ou encore Sans titre (Québec), 2007, et bien sûr Sans titre (Les jardins de la Lanterne), avril 2007, où il s’emploie pour la première fois à peindre directement sur le motif.
Alors le cœur de l’œuvre, entre la fin des années cinquante et le début des années 2000, prend tout son sens, celui d’une quête longue et difficile de l’artiste pour conférer à son art sa magie indispensable, c’est-à-dire son lien avec la vie même.
Pour Zao Wou-Ki, la peinture doit être vivante pour remplir son office de protection, de médiation. Si l’art n’est pas fait pour que les hommes puissent ensemble se lever, « Vivants d’abord », dans une même proclamation de foi et de combat, il est inerte, inapte à remplir sa mission essentielle. Il doit donc impérativement rester au contact de la vie, assumer défis et combats. Pour cela chaque jour, il se doit d’officier dans son atelier, sur la toile transformée en champ de bataille, pour s’engager dans les luttes de son temps et faire face aux obstacles qui se dressent devant lui. Il vise toujours le point d’équilibre jamais déterminé à l’avance, où l’espace peut pleinement se déployer, où le temps peut acquérir sa plénitude, où les frontières abolies, le présent, pétri du souffle puissant du passé, peut enfin s’ouvrir à l’avenir.
Sa démarche, on le voit, est celle de la conquête. Il faut inventer un passage qui n’existe pas encore et donc accepter la confrontation avec les éléments, sans perdre de vue l’objectif final, la vie préservée. Il s’agit bien d’une entreprise de sauvetage quand tout tremble autour de lui et menace de s’effondrer et d’emporter jusqu’aux racines les plus profondes : temps historique quand la Chine vacille, menacée par la guerre et les divisions ; temps personnel et affectif avec l’abandon par Lalan qui le laisse seul et humilié, avec la maladie de May qui le plonge dans un profond désarroi. A chaque fois, il se tourne vers le tableau pour résoudre les difficultés qui l’assaillent et esquiver la violence des coups. Dès le milieu des années cinquante, il comprend que la vision qu’il développe a perdu de sa force. Comment pourrait-il alors trouver les réponses aux problèmes qui se multiplient ? Il le sent bien, la magie de son art menace de s’épuiser. Le langage qui est le sien ne lui permet plus d’avancer dans sa quête en trouvant la parade aux violences qui le rongent.
L’ordre qu’il a patiemment construit se révèle trop fragile, fait de tours et de détours qu’il veut désormais écarter. Il décide de bousculer tout cela, pour creuser plus profond, à l’intérieur, car il le pressent, c’est en lui-même qu’il pourra trouver la réponse, au-delà du visible sur lequel il bute.
Le signe lui offre la force de l’écart, pour prendre en tenaille le réel. Le signe, tel qu’il l’envisage et l’emploie, est un entre-deux au service de ses métamorphoses. Il n’est ni tout à fait sens, ni tout à fait dessin, ni matière, ni esprit. Il le choisit soigneusement de telle sorte qu’il ne soit d’aucun lieu ni d’aucun temps, emprunté aux rêveries communes avec Claude Roy sur des signes gravés de toute antiquité, privés de leur lisibilité, de leur charge d’interprétation. Ils constituent des oracles sans avenir, ni passé, des clefs pour les portes d’un présent absolu, immédiat de songes et de couleurs. Leur écart le séduit parce qu’il se sent lui-même écartelé et il lui fallait la distance d’un demi-tour du monde pour être capable à nouveau d’entendre la musique de ces signes anciens. Ces signes incarnent sa condition, son éloignement, sa séparation d’avec ce qui constitue le sens, comme s’il était lui-même devenu, au fil des années en Occident, un signe sans référent.
D’autres repères, d’autres significations et rapports de force se substitueront à leur tour dans de savants jeux d’équilibre au sein de l’espace-temps du tableau, à l’intention initiale, empruntée à Klee, d’un signe permettant de vaincre la surface pour pénétrer la profondeur de la toile. Une fois les portes ouvertes, les signes, de clef, se muent en piliers et en voûtes pour soutenir ces bulles d’espaces toujours plus amples, faites de couleur étirée à l’infini. Ce hiératisme atteinte sa perfection dans 10.05.62 (1962), une toile toute en hauteur, imprégnée d’une alternance d’ocres clairs et foncés qui balayent l’espace en larges aplats, l’horizon barré d’un large ruban noir et blanc, la foudre frappe et lacère avec précision la surface lisse, l’éternité d’un mouvement. Les teintes à elles seules suffisent à situer le tableau dans une période clef de l’œuvre, dans un temps d’accomplissement. Nous voyons la toile au moment de se déchirer. Le peintre, dans ces années, cherche à aller toujours plus loin vers le mystère des origines de cette force primitive qu’il s’emploie à représenter. Il la guette, comme ici, au moment de surgir du néant. Comment ne pas lire dans cette toile la fulgurante douleur de l’être ? Zao Wou-Ki peut alors défier les puissances qui l’obsèdent, la violence de l’histoire, l’injustice, l’humiliation, le mal tapi au cœur du monde, comme en chacun d’entre nous.
Dans ce nouveau champ de forces physiques, morales spirituelles où il lui faut affronter les pires dangers, il trouve peu à peu son chemin au-delà du visible. Il se reconstruit amulettes et protections, se fait, à travers le jeu des lignes, des formes et des couleurs, une nouvelle armure, déjoue envoûtements et sortilèges, chasse les démons du chagrin, expulse les venins à force d’exorcismes. Comment interpréter autrement le pauvre cortège qui suit la carriole sombre de Funérailles en hommage à cet enfant mort, dont le souvenir ne s’efface pas ? Stèle pour un ami (1956), reçoit la douleur de la nouvelle de la disparition – qui se révélera fausse – d’un ami, au loin, en Chine. Le deuil se fait réappropriation d’un héritage et d’un enracinement, jusque-là jugé encombrant. Le format vertical de la stèle, l’arrangement des signes sur une bande blanche de deuil créent une toile minérale, solennelle qui sera l’un des points de départ des transformations. L’humilité, le silence et le recueillement sont les meilleures armes de l’artiste à cette heure. De même, dans L’hommage à Chu Yun – 05.05.55 (1955), il entend préserver la vie et la mémoire du poète et, fidèle à la tradition, gagner l’affection de tous les poissons de la création.
Fort de ce prodigieux don de vie et d’émerveillement qui est le sien, Zao Wou-Ki poursuit son rêve fou d’une peinture capable d’alléger les souffrances et misères du monde. La peinture est son champ de bataille et il ne peut désormais que compter sur lui-même, plongé chaque jour, avec frénésie, pendant de longues heures, dans cet atelier, cube de béton où la lumière du ciel ne filtre qu’en lui-même avant de rejaillir sur la toile. A travers son combat, toujours cet émerveillement du présent, il sait pouvoir prendre pied dans l’avenir.
Une philosophie du combat
La vigueur de son engagement le conduit à ne faire l’impasse sur aucun des dangers et menaces qui se dressent devant lui. Il pourrait choisir l’indifférence, l’ignorance ou l’esquive. Zao Wou-Ki se nourrit, au contraire, des défis qui lui sont opposés. Son art est un art d’avant-garde dans la lignée de Delacroix, Manet, Cézanne, un art de la modernité où l’on ne détourne pas le regard des forces qui se lèvent, portées par le vent de l’histoire. Chinois, toujours il porte en lui les espoirs et les tourments de la terre natale. Pendant bien des années, la douleur de l’exil l’a tenaillé, comme le sentiment d’abandon vis-à-vis des siens, livrés à la misère et à l’humiliation du quotidien. De même, son regard en France, en Europe, aux Etats-Unis, ne se détourne pas des enjeux historiques et plastiques. Quand le visible s’épuise, il emprunte les voies de l’abstraction lyrique ou de l’expressionnisme abstrait, la couleur, les formes brisées et toujours un chemin qu’il faut inventer à grands gestes sur des surfaces de plus en plus grandes quand l’horizon du monde s’est agrandi, de nouveaux pays, d’autres peuples, d’autres aspirations à satisfaire, à reconnaître.
Mais comment faire ? Quelle voie emprunter quand la violence est partout ? Au présent qu’il veut assumer dans toute sa diversité, sa complexité, sa vérité, il ajoute un nouveau parti-pris, celui d’une violence omniprésente, d’un conflit qui s’étend partout incontournable, entre les hommes et au cœur de chaque homme. Dans cette mêlée, le pinceau sera son instrument pour domestiquer l’horreur ou, à tout le moins, la réduire, l’apprivoiser. Car il en a bien conscience, elle fait partie d’un ordre naturel et, de ce fait, elle est vouée à revenir sans cesse. Plutôt donc chercher à la neutraliser par la mobilisation des forces opposées. Dans ce but, le peintre veut choisir son terrain avant d’affronter ces forces hostiles. Cette violence, il lui faut la repousser, la désorganiser, pour la distribuer sur la toile, lui permettre tantôt d’occuper tout l’espace, tantôt la reléguer, menaçante, aux marges. Vides et pleins, pleins et déliés, il est au cœur de l’empoignade, poussant les forces les unes contre les autres, au paroxysme, jusqu’au point où, toutes rages bues, l’harmonie peut luire à nouveau. Là est le secret de l’achèvement de la toile, d’un souffle qui passe, oscille, sans jamais s’interrompre.
Le peintre chinois partage avec les Modernes le désir d’une vérité de notre temps, à l’échelle des hommes et à la mesure de leurs violences et de leurs désordres. Il n’esquive pas. Il ne célèbre pas une Beauté éternelle, hors de ce monde. Mais il ne croit pas davantage à la transfiguration par l’artiste de l’ordure en beauté, loin en cela de la démiurgie baudelairienne, lorsque dans Les Fleurs du mal, dans l’ouverture de la modernité aux bruits de la ville, le poète s’attache à transformer la boue en or, loin aussi des scènes de rue de la peinture expressionniste de l’entre-deux-guerres. Il croit davantage à la vocation de l’artiste de dégager la beauté dans l’effort de l’homme lorsqu’il affronte ce monde et ce temps. Sa peinture, si intérieure, est pleine des fracas de son époque, du travail éreintant d’un contemporain pour l’affronter, lui échapper, l’apprivoiser. C’est en cela que moderne dès le départ, l’art de Zao Wou-Ki est devenu un art humaniste, plaçant la conscience humaine, sa liberté, sa fraternité, si haut qu’elle devient capable de dompter l’Histoire. C’est la philosophie taoïste de l’Orient, tout en flux et en équilibres précaires, qui rencontre la dialectique de l’Histoire chère à l’Occident, avec ses mouvements impétueux et mécaniques.
Pour éviter que le beau ne s’effrite, ne s’éteigne ou ne se fige, il doit sans cesse être ressourcé dans la violence qui fait naître la vérité et la force. Ainsi parviendra-t-il à éclore, se fortifier et jaillir. Pour être vrai et parler encore à ceux qui le contemplent, le tableau doit donc accueillir et résister aux tensions et rapports de force qui s’expriment partout autour de l’artiste. Tornades et coups de boutoir se déchaînent sur la toile. Zao Wou-Ki en prend conscience avec gravité. Sur ce fragment de toile blanche qui forme le tableau, se jouent l’avenir et le salut de l’homme, comme celui de son humanité conférant à l’acte de peindre une dimension morale, philosophique, spirituelle. A sa place, avec humilité et responsabilité, armé de ses maigres outils, le peintre peut réparer et corriger le destin de notre monde soumis aux chaos et à la destruction.
Plus que d’une esthétique du conflit, il s’agit donc bien d’une vision du monde où l’artiste place au cœur de son œuvre, tout ce qui corrompt et menace. De sa capacité à neutraliser ces forces adverses dépend la survie. Tant qu’il le peut, il mobilise ses forces, agrège souffrances, angoisses et doutes, autant de matériaux puisés en lui pour servir sa cause, afin de faire rempart à la marée qui monte. Dans son atelier, un autre monde s’élabore. Mais il ne peut naître du seul génie de l’artiste. Zao Wou-Ki l’a très tôt pressenti, il lui faut un combat, chaque jour livré et réinventé. De ce combat à grands gestes peuvent éclore de nouvelles formes et couleurs qui sauvent. Sur la toile, il ouvre des chemins d’une harmonie, à travers des combinaisons infinies de formes, de rythmes et de couleurs. D’où cette peinture, au milieu de la grande nuit, qui entretient l’espérance d’une vie encore possible.
Pour ce faire, l’artiste doit descendre à l’intérieur de lui-même, comme on descend à la mine, pour poursuivre un dangereux et inquiétant voyage d’exploration, à l’instar d’Henri Michaux qui, à travers « déplacements » et « dégagements », quête « le grand secret ». Il garde en mémoire ce monde antérieur tel qu’il l’a connu, où régnait dépouillement et simplicité. Le même, réconcilié, tel qu’il l’a connu et tel qu’il aurait voulu qu’il soit. Ce monde qu’il a dépeint dans ses premières œuvres dans les années 40, début 50. Aujourd’hui, la tâche est autrement plus rude. Traits, frêles filigranes ou tortillons, filaments et linéaments ne suffisent pas à traduire et saisir les forces qui s’affrontent, à l’heure où l’enjeu réside dans la possibilité même d’une survie. Depuis l’étincelle originelle, repoussant les limites, déchirant les voiles, il recompose une matière tournée vers le chaos. C’est cette fatalité qu’il veut contrarier par creusements, allégements ou empâtements, par griffures et biffures. Saisissante et inquiétante à la fois, cette toile 07.05.2002 qui porte les stigmates des tours en flamme et d’un accident de santé qui frappe l’artiste à la fin 2001. Un bloc sombre piqué d’or se détache sur un fond bleu lumineux. Preuve que l’art ne se dérobe pas, quand bien même l’absurde s’impose.
Au bout de la toile, le travail de recréation est tel que le spectateur peut entrer, tout entier, debout, vivant, dans le tableau. La distance est abolie, la représentation dissipée. Par l’office de la vie retrouvée, par la grâce du don, l’émerveillement devient partagé au point que nul ne saurait rester sur le seuil. Sans doute est-ce là le côté alchimiste ou chamaniste de Zao Wou-Ki, une transformation s’opère, une énergie se transmet, l’aube d’un monde meilleur se lève et puise aux sources anciennes, peintures chinoises, primitifs italiens, tels Cimabue ou Piero della Francesca, et modernes, d’un souffle sur la toile de Cézanne à Matisse.
Peut-on parler à son propos d’art sacré, de cheminement spirituel ? Je privilégierais plutôt, pour ma part, la voie d’une méditation profane, née d’une expérience intérieure dictée par les bouleversements du monde et les tourments qu’ils entraînent dans sa propre vie. Face à cela, Zao Wou-Ki ne peut rester sans réagir et c’est à travers son art qu’il cherche une réponse. Aussi entreprend-il de corriger les violences des hommes en recourant aux leçons de la nature. Il en connaît les vertus bienfaisantes à travers la peinture ancienne de son pays. Mais aussi à travers son observation personnelle. Il en a goûté la paix réconfortante et accueillante dans ses premières années à Nantung. Sans doute a-t-il l’intuition, dans sa contemplation de la nature, d’un ordre où la violence sourd de toutes parts, où tout n’est que lutte et confrontation des éléments, d’une vie sans cesse habitée par la mort, comme le plein est habité par le vide, mais il y trouve la leçon d’un équilibre en constant rétablissement, d’un jeu de forces et de réactions qui engendre sans cesse de nouveaux cycles de l’être. Il y voit la possibilité d’une paix au-delà des inévitables dérèglements, d’un ordre mouvant et mystérieux qui, inaccessible aux hommes, pourrait cependant leur servir de chemin de guérison ou d’apaisement.
Cette soif d’observation, cette aspiration aux équilibres, cette vitalité éclatante explose dans les grands triptyques du peintre d’origine chinoise dans les années de maturité. Ces très grands formats sont en mesure de capter l’énergie de la nature, ces deux grandes lois qui émerveillent Kant, la loi morale à l’intérieur de l’homme et la loi du mouvement des astres au dehors. Hommage à Claude Monet – Triptyque, février – juin 1991 semble par exemple, sur deux mètres par cinq, nous inviter dans l’exploration de voussures marines. Les couleurs sont à la fois en mouvement, circulant de teintes en nuances plus claires ou plus sombres pour construire un espace profond, ouvert, annonciateur de promesses de paix. Dans ces toiles, le peintre nous invite à une immersion dans la nature par les moyens de l’art, il recrée les conditions d’une harmonie originelle entre l’homme et la nature que la raison technicienne a peut-être abolie. La représentation est dépassée. La toile, comme pourrait l’être une symphonie ou un poème, devient expérience directe, immédiate du monde.
Déjà Delacroix comme Turner s’étaient attelés à la besogne, à travers scènes historiques, scènes orientales ou paysages marins. Tous deux, dans le tourbillon de l’histoire, le mouvement de la vie ou le déchaînement des éléments recherchaient le moment magique, au point d’équilibre où peut se faire la révélation. Et tout le travail préparatoire, angle de vue, perspective, composition du tableau dans sa virtuosité et sa complexité, ne semble avoir d’autre but que le dévoilement final d’un secret longtemps caché.
Oui, cette peinture, à lente maturation, mais à gestes amples et vifs, garde les propriétés d’un souffle vivant. Elle est bénéfique, car elle restaure la possibilité d’un ordre qui ne perd pas la mémoire des désordres anciens et qui, en même temps, est fort d’un avenir possible. En ce sens, ces peintres, imprégnés d’une longue tradition, restent « classiques ». Mais parce qu’ils ambitionnent de pousser l’aventure plus loin, celle de la couleur, de la profondeur, effaçant souvent les barrières entre le visible et l’invisible, ils s’imposent chacun dans leur temps, comme des acteurs essentiels d’une nouvelle modernité.
Le prix à payer est élevé, toujours le même, un corps à corps puissant et brutal avec la toile que symbolise pleinement Delacroix dans La Lutte de Jacob avec l’Ange de l’Eglise Saint Sulpice. A cet instant, l’artiste vient porter son énergie aux forces de la création quand le chaos guette, qu’il porte le visage du mal, de la violence ou d’un quelconque dérèglement. Face aux menaces, Paul Klee, que Zao Wou-Ki admirait tant, prenait appui sur le tableau divisé en damier et la répétition de formes géométriques pour perpétuer à travers la couleur, l’être vivant. Tandis que Vassily Kandisky s’acharnait à contrôler l’ordonnancement du monde par la quête d’une correspondance entre les forces et les couleurs. Déjà, il mobilisait le souffle intérieur, mais fortement corrélé à une recherche de la spiritualité, chaque tableau pouvant être érigé en véritable icône, une « prière du cœur ».
Le choix de l’amitié
Cette empathie avec tout ce qui l’entoure éclate à travers chaque feuillet de ses Carnets de voyage. Partout où son œil se porte, montagnes de la Suisse, villages ou places d’Italie, paysages de France, on retrouve cette tendresse, cette bienveillance, cette reconnaissance qui l’habitent. De même, ses lithographies, gravures ou eaux-fortes parviennent à fixer le bonheur d’être et de peindre de l’artiste. Dans la matière, il inscrit les impressions les plus fugaces de son esprit avec la plus grande liberté. A ce titre, il faut prêter une attention particulière aux œuvres sur papier, gravures ou lithographies du début : Bain de soleil en 1950 où les corps de l’homme et de la femme se prélassent paresseusement entre rivière et montagnes tandis que s’ébattent animaux, poissons, insectes ; Les loups, la même année, livrés à leurs danses amoureuses dans le concert vibrant d’oiseaux de la forêt ; Montagnes et soleil de 1951 où, en plans successifs, la nature habitée de couleurs chaudes envahit tout l’espace surplombé de l’astre majestueux ; Marine en 1952, tout de jaune et d’ocre, où personnages et oiseaux sur la berge, font face à la mer immense ponctuée de voiliers ; Bouquet de fleurs de 1953 enrichi de six passages de couleur épanouit ses tiges multiples ornées de fleurs et feuilles généreuses pour laisser éclater la joie de l’artiste. En 1953 toujours, Les poissons se livrent à leur ronde immémoriale tout comme les bateaux des Voiles à la mer, superposés dans une eau verte et bleue. Il y a là une fête de l’œil, couleurs tendres et traits vifs capturant le frêle, l’insaisissable. L’espace prend forme et se dérobe tout à la fois. Il est mouvement, chemin, éclair.
S’il est un fil, on le voit bien, qui court à travers l’œuvre et la vie de Zao Wou-Ki, c’est bien celui de l’amitié. Une amitié nourrie par la confiance en l’homme, en la vie, la nature et le monde. S’il éprouve bien sûr le doute, l’inquiétude, voire le sentiment de trahison, la confiance l’emporte toujours, enrichie du dialogue ininterrompu avec l’art et la poésie, à travers lequel il se régénère sans cesse. Il l’exprimera d’une touchante déclaration dans son Autoportrait : « J’aime mes amis comme je soigne chaque matin, à l’heure du petit-déjeuner, en buvant du thé, les bonsaïs, orangers et orchidées de ma salle à manger. » La grâce, l’harmonie sont la récompense d’un long voyage, d’une savante alchimie dont on retrouve l’empreinte claire dans nombre d’œuvres du début des années 2000, versant lumineux, du nouveau siècle où, à chaque touche, la liberté est à l’œuvre.
Ainsi dans l’éclatant 25.03.2004 où perce le ciel au fond de l’eau dans un tourbillon de rouge. Le tableau irradie, il lance ses flammèches, depuis le centre de la toile, comme voilé de traînées blanches, à l’assaut des bords du cadre, prêtes mêmes à jaillir et enlacer le spectateur. L’entrelacement des couleurs primaires crée une onde de choc qui se propage à travers la toile, donnant naissance ici à des craquèlements sombres, annonçant, au milieu du triomphe, la présence du danger, là à des formes nouvelles, hybrides, où surgit une volute violette. Comme un arrêt sur image, cadré serré, de la joie simple de l’explosion d’un pétard de Nouvel An Chinois sur le fond serein d’un ciel hivernal.
On ne s’étonnera pas que Zao Wou-Ki rentre très tôt et pour toujours dans le compagnonnage des poètes. Ils ont en partage une même force de vie et de liberté qui permet aux formes, couleurs et mots de renaître. Il gagnera d’autant plus fortement et durablement leur estime que ses outils sont les plus fragiles et les plus simples, l’encre et la couleur, le burin et le pinceau, à la rencontre du poème. Pour les gravures des Compagnons dans le Jardin de René Char, il dévoile ainsi une poussière d’images qui, plus tard, s’agrègeront, comme des insectes sombres sur la page, pour illustrer la traduction des XXIV Sonnets de Shakespeare par Yves Bonnefoy. Ces livres d’amitié entre le peintre et les poètes éclairent son chemin dans le labyrinthe de la création. A travers pics et gouffres, s’offre un fil d’Ariane salvateur, car Zao Wou-Ki sait s’entourer de ceux qui surent dompter les vertiges. Il se tourne vers Rimbaud, Pound, Michaux ou encore Char, pour enrichir le dialogue entre Est et Ouest, entre tradition et modernité, pour capturer le souffle enfoui entre les mots et les images, à la charnière des êtres et des pages, livrés à l’accueil de chaque lecteur.
Mais là encore, comme dans son œuvre peinte, l’amitié des débuts, nourrie des traits et figures du visible, poursuit sa quête à travers la couleur toujours plus libre, lâchée dans l’espace de la feuille où les jeux du clair et du sombre libèrent la lumière. Ainsi, dans les lithographies de L’Elégie pour Jean-Marie de Léopold Sédar Senghor, il élabore un véritable retable, rehaussant de son inspiration puissante les mots du poète.
Ce dialogue avec la poésie vaut aussi avec d’autres arts, comme la musique avec les compositeurs Edgar Varèse ou Pierre Boulez, ou encore l’architecture avec Ieoh Ming Pei. Et pour dire l’importance et la vivacité de sa reconnaissance à l’endroit de tous ces créateurs, il suffit de rappeler la place dans son œuvre des œuvres dédiées, Hommages nombreux aux amis et artistes qui l’ont inspiré. On peut citer pêle-mêle, Jean-Paul Riopelle, Edgar Varèse, Henri Michaux, René Char, Claude Monet, Henri Matisse… L’amitié est là, vibrante, et Zao Wou-Ki toujours l’assume avec fierté et l’honore. Il faut se figurer ces soirées passées, dans le Montparnasse des années cinquante et soixante, réunissant la fine fleur des arts de ce temps, la jeunesse de femmes et d’hommes convaincus de la force de l’art à changer le monde par la seule force du regard, certains de participer à un temps d’exception où toutes les digues se sont ouvertes tout à coup, dans l’accélération prodigieuse de la Modernité. Peut-être vivaient-ils là les derniers feux d’une fraternité des arts, confiante en l’avenir, avant l’éclatement, la fragmentation, l’isolement qui ont gagné l’art contemporain dans les dernières décennies. Zao Wou-Ki témoigne ainsi de la force de l’amitié en art, de sa puissance créatrice, permettant aux pousses fragiles de se conforter les unes les autres.
Un art de la Réconciliation
Comment, à travers le XXe siècle, ce peintre chinois épris du vaste monde, de cultures sans frontières et d’une géographie fraternelle, parvient-il dans le laboratoire solitaire de son atelier, nourri de silences, de secrets et d’ascèse, à élaborer une peinture de l’accueil, si bénéfique et ouverte à tous ? Là, est sans doute la grande force de sa peinture et en même temps son mystère. Henri Michaux nous en donne la clé en reconnaissant et dénommant son territoire : la « Zaowoukie ». Un territoire défriché par le peintre, toile après toile, un territoire tout entier inventé par le regard le plus malicieux et le plus ingénu qu’il m’ait été donné de croiser. Par son art, il donne forme à cet autre monde où la dualité forcenée de l’Orient et de l’Occident n’a pas abandonné le rêve d’une harmonie possible à travers la juxtaposition voire même la compréhension des formes.
Sans relâche, le peintre poursuit sa quête. A quoi songe-t-il quand il s’enferme chaque matin dans son atelier de la rue Jonquoy, ce bloc de béton où ne pénètre par la fente du toit qu’une lumière zénithale à laquelle il est attaché car elle n’écrase pas les formes, n’éteint pas leur lumière ? Zao Wou-Ki, comme il le confiera à France Culture en 1986, ausculte longuement la toile, un pas en arrière, un pas de côté : « Dans une bonne peinture, il y a un certain silence, une certaine tension, un certain côté lâché, un certain côté accentué. Il faut traiter cela très différemment pour rendre le tableau vivant ». Et bien des années plus tard, quelle brûlante révélation parvient-il à capturer, quand en 2007, debout devant son établi, dans les jardins de la Lanterne, il s’emploie, pour la première fois à grands coups de pinceau sur la feuille largement imprégnée d’eau, à saisir le motif sur le vif ? Lui, pourtant si longtemps habitué à suivre le fil de son inspiration entre les quatre murs protecteurs de son atelier. L’ascèse, la rigueur intransigeante de son travail restent, et sur cela, jamais il ne compromet. Mais le fil de son aventure traverse bien des méandres, bien des péripéties, sans jamais se briser sur l’autel de règles ou de formes préétablies. Rien n’est dit, écrit ou peint, une fois pour toutes et la vitalité propre de la création doit l’emporter sur tout le reste. Cette conviction, il l’applique sans réserve à son art. Parce que rien n’est figé, il assigne avec la complicité du spectateur, à chaque tableau, sa durée propre, selon l’endroit où il choisit de placer son regard. L’œuvre poursuit sa vie à travers la voie du souffle, le chemin toujours différent emprunté des couleurs. Ainsi s’anime encore la toile.
Car, la première exigence de son art consiste à rester vivant, c’est-à-dire capable d’évolutions, de mouvements, de changements. Ce n’est qu’à ce prix que l’art, pour lui, peut être bénéfique, à plus forte raison dans un temps de grands bouleversements. Par la magie de son pinceau, tous les ordres du règne de la création cohabitent, les montagnes tantôt se redressent, tantôt font révérence au ciel. Dans le grand tourbillon des choses et des êtres, chacune et chacun, formes ou esprits, trouvent peu à peu sa place. Mais, cette place ne saurait rester longtemps légitime si elle n’était fortifiée d’une liberté toujours à inventer ; la pureté de l’intention se vérifie dans la liberté du geste, dans la puissance d’une création qui n’est jamais répétition et qui refuse artifices et séductions.
Mais être vivant ne saurait suffire si l’on reste en conflit avec les autres ou soi-même. Imprégné de culture taoïste, Zao Wou-Ki poursuit, dans son travail de création, le retrait en lui-même, à partir duquel il peut s’atteler à son ambition de réconciliation et d’union des forces, réconciliation de l’homme avec la nature, des formes et des couleurs entre elles, des sociétés et des cultures, de la tradition et de la modernité, de l’Orient et de l’Occident. Le point d’équilibre ou d’harmonie dans son entreprise n’est pas celui du compromis. Il veut au contraire, pousser toujours plus loin l’aventure. Et il paye comptant, tant il ne conçoit pas la peinture vue de loin. Il mobilise le corps et l’esprit tout entier pour pénétrer à l’intérieur de la toile et, en chacun de ses points, faire bouger les lignes vers plus d’audace et de liberté. L’exigence le porte ainsi à une conquête toujours plus haute, car il sait qu’après lui d’autres artistes viendront prendre le relai.
A l’apogée de son art, Zao Wou-Ki, de son œil aiguisé, nous restitue la paix première, du fond des eaux, du fond des âges, quelques herbes mêlées aux poissons dans Le vert caresse l’orange – 11.06.2005. Ce tableau émouvant est à la fois une leçon de peinture, une de ces leçons énigmatiques, entrecoupées de silence, pleines d’ironie et de sagesse, que Zao Wou-Ki pouvait dispenser avec générosité, et une méditation sur le temps et sur l’âge. L’infinie tendresse qui s’y exprime a une conscience aigüe de la fragilité de la vie, de la fugacité de l’instant. C’est bel et bien une caresse de l’âme, frottant l’une contre l’autre la peinture des origines, avec ses codes et ses quêtes, comme ces roseaux aux oiseaux, sur fond d’or, dont on pressent la familiarité, et de l’autre côté la grande main des couleurs triomphantes, accomplies, des années de maturité. Dans cette toile est recueillie la caresse qu’adresse Zao Wou-Ki, âgé, à l’enfant qu’il fut, l’encourageant à recommencer le chemin.
Peut-être la subtilité de l’art de Zao Wou-Ki doit-elle être cherchée dans un seul mot, la réconciliation, avec toute sa multiplicité de sens. Il traduit d’abord cette dimension existentielle qui rend commensurables le profane et le sacré, le terrestre et le spirituel, cette couture invisible qui peut guérir l’homme de son exclusion du monde des idées. C’est aussi la réconciliation comme l’entend la langue anglaise quand elle réconcilie deux versions d’un texte, ce labeur éreintant de comparaison, de confrontation, cet effort de jugement et de justice par lequel une parole vraie peut permettre de repartir de l’avant. C’est à cela que travaille, je crois, l’art de Zao Wou-Ki, comblant les fissures entre le réel et l’art, entre le beau et le vrai, permettant ainsi à la peinture de devenir œuvre de paix de l’esprit, promettant la réconciliation de l’homme avec ce qui l’entoure. Dans Le vent pousse la mer en 2004, la méditation est poussée au plus haut, dans cette confrontation de l’homme embarqué sur son frêle esquif avec le destin. La paix se devine. Elle est enfin possible. Celle-là même qui éclate dans la triptyque, Hommage à Françoise – 23.10.2003, sous forme d’une confiance et d’un bonheur gagnés à grand fond de roses et de rouges striés de fines nervures sombres, noires et violettes. Ce tableau extraordinaire et lyrique, saturé d’émotions et de couleurs sonne comme une symphonie à la vie et à la joie. Tout s’y résout en délicatesse et en subtilité, le temps de la paix enfin venu, le souvenir même des combats acharnés semble s’être évanoui dans cette aube qui bleuit déjà dans les rougeoiements solaires. Ce tableau nous arrête, nous invite, partage avec nous un monde pour un moment en ordre.
A l’issue de ce parcours, peut-être saisit-on mieux alors sa quête incessante de Hangzhou à Paris, New-York, Tokyo, Hong Kong… ses allers et retours nombreux entre la France et la Chine. La Vérité pour lui n’est pas d’un lieu, pas d’une Ecole, elle est dans le mouvement incessant d’une recherche, d’un regard sur le monde, toujours soucieux de s’enrichir de l’expérience de l’Autre. Ainsi, Zao Wou-Ki, bien que fidèle à la culture et au pays de son enfance, ne s’enferme dans aucun parti-pris, refuse les diktats et les rapports de force. Son identité, son royaume, est celui de l’Art, un Art de Paix, d’Amitié et de Réconciliation. Par son énergie sa vision et son engagement, j’ai la conviction qu’il fonde le nouvel Art du XXIe siècle.